Pourquoi écrire au XXème siècle une épopée héroïque, se déroulant dans un monde « médiéval » totalement inventé ? Et pourquoi un tel succès ?
Tolkien connaîtra dans son enfance de grandes douleurs (perte de son père à 4 ans, de sa mère à 12 ans). Il rencontre à 13 ans celle qui sera sa femme, Edith Bratt, mais il ne pourra l’épouser que 11 ans plus tard ! Marié le 22 mars 1916, il embarque pour le front français en juin… il y perdra beaucoup d’amis.
Il est possible que ces évènements pénibles l’aient incité à se réfugier dans son imaginaire (fort riche, on va le voir).
Il montre par ailleurs un intérêt et une compréhension rares pour les langues, il apprend le grec, le latin, le français, l’allemand, puis l’anglo-saxon, par lequel il va découvrir les poèmes épiques écrits en vieil anglais. Il se tourne ensuite vers le vieux nordique, et découvre ainsi les légendes scandinaves. Il apprendra aussi l’hébreu. Cette passion des mots deviendra son métier : philologue, spécialiste de la science des mots. Et couronnement de cet art : il commence à inventer ses propres langages.
Il réalise des traductions des poèmes et légendes britanniques et scandinaves, et reste sur sa faim : son pays, l’Angleterre, manque de tradition épique et chevaleresque. Qu’à cela ne tienne : il écrira lui-même cette histoire, créera un Créateur, un monde, des habitants pour ce monde, un vocabulaire, une grammaire, une histoire et une géographie…
Cette œuvre immense, menée parallèlement à sa carrière de professeur d’université, occupera toute sa vie, de 1916 à sa mort en 1973. Son fils Christopher (décédé en 2020) continuera à mettre en forme et publier encore les manuscrits inachevés.
L’univers de Tolkien est-il inspiré du notre ?
Certainement, Arda est bien notre Terre, et la Terre du Milieu pourrait bien être notre Europe du nord, La Comté, pays des Hobbits, pourrait bien être l’Angleterre.
Et qui sont les Hobbits ? De braves gens, plus petits que les humains, et dotés de pieds poilus. Ils vivent dans un système rural simple, refusent les « aventures », et rejettent la mécanisation. Ils aiment prendre le thé et fumer la pipe… Tolkien se serait-il décrit ? A part les pieds poilus, et la petite taille, (quoiqu’il ne fût pas très grand), Tolkien ressemble à ces êtres tranquilles. Son biographe le décrit comme un homme effacé, plutôt brouillon dans son discours, ne manifestant aucune originalité. Ecoutons le ici déclamer « Gil-Galad was an Elven-King… »
Toute sa vie, il regrettera que le progrès défigure les campagnes de son enfance, il détestera les machines, les voitures, les constructions modernes, les villes, les usines.
Dans son œuvre, le mal se manifeste toujours par la destruction de la nature, le feu, l’acier… N’oublions pas qu’il a connu la guerre des tranchées.
Son univers est à la fois très proche du notre, et très différent, car il prendra un soin extrême à éviter les anachronismes (soin que ne prendra pas le traducteur du Seigneur des Anneaux, qui nous fait découvrir un « cousin à la mode de Bretagne »…) et les interférences avec notre culture.
Ainsi, alors que Tolkien fut toute sa vie un Catholique pratiquant, il n’y a pas trace dans son œuvre de Dieu (en tant que divinité vénérée par les hommes), ou de dieux, ni de culte.
On trouvera une différence avec notre monde par les races qui peuplent les Terres du Milieu : Hobbits, Elfes, Nains, Ents, Orcs, et une similitude par le fait qu’il y a aussi des humains, et que les animaux sont les mêmes que les nôtres (en général).
Pourquoi cette œuvre nous parle-t-elle autant ?
D’abord, Tolkien a étudié tous les récits anciens, les sagas, les légendes, les contes, il est le maître du récit. Il a une palette narrative immense, et en utilise toutes les couleurs.
Dans « le Hobbit », il interpelle souvent directement le lecteur, crée une sorte de connivence avec lui, laissant supposer que, vous et moi, nous savons parfaitement comment il faut s’adresser à un dragon, par exemple. (« les trolls, comme vous le savez sans doute… »)
il renoue ici avec une technique proche de celle des contes de fées, auxquels il donne une grande importance. Ses études l’ont amené à constater que les contes de fées plongent leurs racines dans les anciennes sagas, et pourquoi pas, dans un monde ancien, mais réel ?
Dans les appendices du Seigneur des Anneaux, il laisse entendre qu’il n’est que le traducteur du « Livre Rouge de la Marche de l’Ouest », qu’il aurait retrouvé. Ce livre aurait été commencé par Bilbo, de retour de son aventure, puis continué par Frodon, et complété par Sam Gamegie, qui le léguera à sa fille Eleanor.
Il rattache ainsi son œuvre aux grandes sagas, aux légendes, dont on retrouve un jour un exemplaire, caché ou perdu…
Dans le Silmarillion, il utilise un ton parfois proche de la Genèse biblique, pour donner une véritable consistance à sa création du Monde.
Dans les contes et Légendes inachevés, il utilise un ton ancien, archaïque, proche des récits médiévaux.
Ainsi, il glisse sa propre création au cœur de textes que nous connaissons déjà, lui donne une apparente similitude, et le lecteur baigne dans une histoire de fiction extraordinairement authentique. Et s’y sent merveilleusement bien.
Et l’amour, dans tout ça ?
Les histoires d’amour sont rares, dans l’œuvre de Tolkien, mais fortes et compliquées : les amoureux ne pourront généralement s’unir qu’après une quête, des épreuves (Beren et Luthien), ce qui ressemble bien à la longue attente qu’il dut vivre avant de pouvoir épouser Edith Bratt.
Elles sont souvent fort douloureuses : mariage entre un frère et une sœur qui ne se connaissent pas, couples séparés par la guerre, elfes devant abandonner leur immortalité pour épouser un humain… que de souffrances !!!
Et encore trouve-t-on ces histoires dans les œuvres les moins « grand public » de Tolkien, car dans « Bilbo le Hobbit » et le « Seigneur des Anneaux », il ne reste plus grand chose. Les personnages féminins sont rares, certaines races n’ont d’ailleurs pas de « féminin », il n’y a pas de Naines, pas d’Orcs femelles, et les dames Ents ont disparu…
Quelques héroïnes apparaissent (et disparaissent) : Arwen, princesse Elfe qui renoncera à son immortalité pour l’amour du futur Roi Aragorn, Galadriel, Seigneur Elfe qui aidera les héros à mener leur quête à bien par ses conseils et avec ses dons, Eowyn, princesse humaine, qui sauvera le monde en tuant le Seigneur des Nazgûl.
Alors, Tolkien était-il misogyne ?
Probablement pas plus que tout Anglais moyen de son temps.
Privé très tôt de sa mère, élevé avec son frère par un prêtre, fréquentant toute sa vie des établissements scolaires masculins, d’abord en tant qu’élève, puis en tant que professeur, fréquentant des cercles d’écrivains masculins… Quelle place pouvait-il donner à la femme dans son œuvre ? Son amour pour Edith Bratt fut certainement très fort, mais ne représentait qu’une partie de sa vie. Proportion respectée même pour leurs enfants : trois garçons, une fille…
Mais, me direz-vous, ce sont des digressions de fille ? Oui, j’assume. Et si j’ai découvert cette faible présence féminine dans l’œuvre, en la lisant, elle ne m’a jamais dérangée, moins par exemple que cette sotte Guenièvre qui causera la perte d’Arthur dans les romans de la Table Ronde, ou la fille du Roi Gradlon à cause de qui la ville d’Is sera engloutie…
Par ailleurs, si vous souhaitez des personnages féminins nombreux, forts, divers, variés, et du sexe (vous avez compris que vous ne trouverez pas cela dans l’œuvre de Tolkien), vous pouvez aborder le remarquable cycle du « Trône de Fer » (« Game of Thrones », mais en fait « A song of ice and fire ») de George R.R. Martin. Mais vous y trouverez aussi de la violence gratuite, de la cruauté physique et mentale au-delà du supportable (surtout dans la série TV réalisée à partir des romans, très très réaliste…) Ce qui n’enlève rien à la qualité de l’œuvre, et permet de trouver, lorsqu’on y revient, Tolkien… rafraîchissant !
Découvrez sur le site de Galadriel les héroïnes de Tolkien.
Tolkien était-il réactionnaire ? Manichéen ? Raciste ?
Dans l’œuvre de Tolkien, il y a des bons, des bons qui deviennent méchants, des méchants qui restent méchants.
Les bons finissent par gagner, les bons devenus méchants peuvent parfois se racheter dans un acte héroïque, et les méchants finissent par perdre.
Il y a des rois, mais il y a aussi des régents, et une démocratie dans La Comté.
Cela ressemble fort à beaucoup d’autres romans, non ? Pour lesquels on ne s’est pas posé ce genre de question. Peut-être parce qu’ils ont eu moins de succès.
Tolkien ne cacha jamais ses idées de droite, son respect pour la royauté, mais, comme pour la misogynie vue plus haut, il y avait peu de chances qu’il en soit autrement dans son milieu et son époque.
Il lui sera reproché une tendance à doter les « bons » de peaux blanches, et les « méchants » de peaux sombres.
L’assimilation du blanc à la pureté et du noir au mal est cependant assez présent dans notre culture, et le transposer sur les races est une déviation. Tolkien ne manifesta jamais d’attrait pour la colonisation, et condamna l’apartheid dans son discours d’adieu à l’université d’Oxford en 1959.
En 1938, il écrit une réponse cinglante à un éditeur allemand, qui prépare la traduction du Hobbit, et lui a demandé s’il était juif. Il réfutera souvent, après la guerre, l’affirmation disant que ses sagas sont « nordiques », car il condamne la récupération faite par les nazis de cette mythologie et de ses symboles.
Dans le même esprit, on va reprocher à Peter Jackson le fait que les peuples du sud qui attaquent les peuples « amis » de la Terre du Milieu sont très typés « orientaux », en particulier dans le contexte de l’après 11 septembre, le 1er film sortant 2 mois après les attentats en 2001. Mais les 3 films ont été tournés simultanément en 1999 et 2000.
L’engouement des campus universitaires et des hippies pour l’œuvre de Tolkien dans les années 70 devrait effacer tous les doutes.
Profitons donc de l’aventure, les moments de bonheur ne sont pas si nombreux !
Christopher Tolkien s’est-il enrichi sur le dos de son père ?
Voila encore bien le genre de question que l’on adore poser aujourd’hui.
Visiblement, Sauron continue à semer le doute et la haine dans les esprits des humains…
Christopher baigne dès son enfance dans l’univers de la Terre du Milieu que son père faisait partager à ses enfants : « Si étrange que cela puisse paraître, j’ai grandi dans le monde qu’il avait créé, explique-t-il. Pour moi, les villes du Silmarillion ont plus de réalité que Babylone ». Il fait partie de ceux qui écoutent avec une oreille critique les travaux de son père ; d’abord, quand il est enfant avec l’histoire Le Hobbit, puis, quand il est adolescent et jeune adulte, avec Le Seigneur des anneaux pendant les quinze années de son élaboration ; il en lit les chapitres aux réunions des Inklings après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a la tâche d’interpréter les cartes de la Terre du Milieu de son père qui se contredisent parfois afin de produire celles utilisées dans les livres. Il redessine la carte principale à la fin des années 1970 afin de modifier le lettrage et corriger quelques erreurs et omissions.
Plus tard, il marche dans les pas de son père et devient maître de conférence (lecturer) en vieil et moyen anglais et en vieux norrois durant les années 1950 et au début des années 1960. Il est élu fellow du New College d’Oxford en 1963, mais abandonne cette charge en 1975 pour se consacrer totalement à l’héritage littéraire de son père, mort deux ans plus tôt.
Christopher Tolkien est l’exécuteur testamentaire littéraire de son père, et le directeur du Tolkien Estate, l’entreprise fondée en 1996 qui distribue les droits issus du copyright aux héritiers, à savoir lui, sa sœur Priscilla, (leurs deux autres frères sont décédés) les six petits-enfants et les onze arrière-petits-enfants de J. R. R. Tolkien. Il travaille à l’édition de l’œuvre de son père depuis la campagne du sud de la France, près de Draguignan, où il décède à 95 ans en 2020.
Sans lui, notre connaissance de l’œuvre de Tolkien se serait arrêtée au Seigneur des Anneaux. Il a passé environ 40 ans de sa vie à recoller des notes, des fonds de carnets, des bouts de papier, des annotations sur des tickets… Pour se détendre, son père faisait beaucoup de mots croisés, et lorsque l’inspiration lui venait, il écrivait dans la marge du journal, voire par-dessus la grille de mots croisés. Christopher arrive à tirer une douzaine de livres de cet amalgame.
Christopher a mis sa propre vie entre parenthèses pour honorer le travail de son père.
S’il a gagné de l’argent, tant mieux, tout travail mérite salaire.
La partie de l’œuvre de son père à laquelle il a le plus contribué est tout ce qui tourne autour du Silmarillion, univers qui va être mis en avant par la série « Les anneaux de pouvoir » sortie en septembre 2022 sur Amazon Prime.
Ce qui va faire travailler des milliers de personnes, développer un nouveau marché entre les films et les produits dérivés. Bravo !